Introduction
La schizophrénie demeure l’un des troubles psychiatriques les plus complexes et les plus lourds en termes de santé publique. Affectant environ 1 % de la population mondiale, elle se caractérise par une évolution chronique, entrecoupée de périodes de rémission et de rechute. Pour les patients, chaque épisode psychotique entraîne souvent une perte de repères, des hospitalisations répétées et des difficultés accrues à retrouver une vie sociale et professionnelle stable. Pour les soignants, l’un des plus grands défis est d’anticiper ces rechutes afin d’adapter le traitement à temps et d’éviter la spirale des décompensations.
Or, les méthodes classiques de suivi, tel que consultations régulières, questionnaires standardisés, auto-évaluations, présentent de fortes limites. Elles reposent sur des données ponctuelles, souvent subjectives, et ne reflètent pas toujours la réalité du quotidien du patient. C’est dans ce contexte qu’émerge une nouvelle approche : le phénotypage numérique (digital phenotyping). Il s’agit d’utiliser les traces digitales générées par les smartphones, montres connectées et autres capteurs pour obtenir des informations objectives et continues sur l’état psychique et comportemental des patients. Concrètement, un smartphone peut enregistrer les déplacements via le GPS, mesurer l’activité physique grâce à l’accéléromètre, analyser les variations de voix lors des appels ou encore relever les schémas d’utilisation des applications. De leur côté, les montres connectées surveillent le sommeil, la fréquence cardiaque ou la variabilité du rythme cardiaque. Croisées et analysées, ces données permettent de dresser un portrait dynamique du patient, révélant parfois des changements subtils plusieurs jours avant l’apparition de symptômes cliniques évidents.
L’intérêt de cette approche est double. D’une part, elle ouvre la voie à une médecine prédictive, capable d’identifier précocement les signaux de rechute. D’autre part, elle permet un suivi hors des murs de l’hôpital, donnant aux équipes de soins un accès inédit à la réalité quotidienne des patients. Les premières études publiées dans JMIR Mental Health et d’autres revues montrent que des altérations de sommeil, une baisse d’activité ou une modification des interactions sociales numériques peuvent précéder une hospitalisation imminente.
Cependant, cette nouvelle frontière de la psychiatrie numérique soulève aussi des questions majeures : comment garantir la confidentialité de données aussi sensibles que la géolocalisation ou les conversations ? Comment assurer un consentement éclairé, alors que les modèles algorithmiques sont souvent opaques ? Et surtout, comment éviter que cette promesse technologique ne crée de nouvelles inégalités, entre patients connectés et patients exclus du numérique ?
C’est ce que nous allons explorer dans les sections qui suivent, en examinant les types de capteurs les plus utiles, la précision des modèles prédictifs et enfin les enjeux éthiques et sociétaux du phénotypage numérique dans la schizophrénie.
Quels capteurs fonctionnent et que mesurent-ils ?
Le phénotypage numérique s’appuie sur la capacité des technologies à capter des données en continu et à révéler des signaux faibles annonciateurs d’une rechute. Contrairement aux consultations ponctuelles, ces outils permettent une observation quasi permanente du quotidien des patients atteints de schizophrénie.
Le smartphone est l’appareil central de cette approche, car il combine plusieurs capteurs intégrés qui offrent une vision indirecte mais riche de l’état psychique. La géolocalisation GPS peut indiquer une réduction progressive des déplacements, signe d’un retrait social croissant. L’accéléromètre mesure l’activité physique et révèle une baisse d’énergie ou, au contraire, une agitation inhabituelle. L’analyse des usages numériques – fréquence des appels, nombre de messages ou temps passé sur les réseaux – fournit des indices sur la vitalité des interactions sociales. Certains travaux explorent même les frappes au clavier et les marqueurs vocaux (intonation, rythme, pauses) comme reflets d’une désorganisation de la pensée ou d’un émoussement affectif.
Les objets connectés portés au poignet apportent une dimension complémentaire. Ils suivent le sommeil avec précision, détectant la fragmentation des cycles ou l’inversion du rythme jour-nuit, souvent annonciateurs d’un épisode aigu. Le suivi cardiaque permet de mesurer la variabilité du rythme, indicateur de stress et de dérégulation neurovégétative. Enfin, le comptage des pas et la mesure de l’intensité des efforts reflètent l’évolution de l’activité quotidienne.
Les recherches publiées dans JMIR et d’autres revues spécialisées suggèrent que la combinaison de plusieurs capteurs est plus pertinente que l’analyse isolée d’un seul paramètre. Ainsi, la convergence de trois signaux – baisse de mobilité GPS, diminution de la variabilité cardiaque et altération du sommeil – constitue un marqueur particulièrement fiable d’une déstabilisation imminente.
Les principaux capteurs exploités sont donc :
- GPS et accéléromètre des smartphones (mobilité, activité physique)
- Données d’usage numérique (appels, messages, applications)
- Analyse du clavier et des marqueurs vocaux (cognition, expression affective)
- Objets connectés : sommeil, fréquence cardiaque, variabilité du rythme cardiaque, pas quotidiens
Cependant, ces capteurs ne sont pas exempts de limites. Les problèmes techniques sont fréquents : batterie épuisée, perte de signal, données incomplètes. Le contexte peut aussi fausser l’interprétation : un téléphone oublié à la maison peut simuler une immobilité totale. À cela s’ajoute la variabilité interindividuelle : certains patients ont naturellement peu de contacts sociaux ou des routines de sommeil atypiques, rendant l’analyse plus complexe.
Malgré ces obstacles, la richesse des informations recueillies marque un tournant. Pour la première fois, la psychiatrie dispose d’outils permettant de mesurer objectivement le quotidien en temps réel, au-delà du récit du patient ou des observations ponctuelles en clinique. Ce suivi continu ouvre la voie à une médecine proactive, où l’intervention peut précéder la crise plutôt que la suivre.
Précision des modèles et signification clinique
La valeur réelle du phénotypage numérique ne se limite pas à la simple collecte de données : elle repose sur la capacité des modèles d’analyse à transformer cette masse d’informations en signaux cliniques utiles. Les algorithmes de machine learning et de deep learning sont au cœur de cette démarche. Ils explorent les variations quotidiennes de mobilité, de sommeil, de rythme cardiaque ou d’interactions sociales pour identifier des motifs prédictifs de rechute.
Les premières études, notamment publiées dans JMIR Mental Health, rapportent des résultats prometteurs. Dans plusieurs cohortes, la précision prédictive mesurée par l’aire sous la courbe ROC (AUC) se situe entre 0,70 et 0,85 pour anticiper un épisode psychotique. Autrement dit, dans 70 à 85 % des cas, le modèle distingue correctement une période stable d’une période à risque. Ce niveau de performance est supérieur aux approches traditionnelles basées uniquement sur les auto-questionnaires ou l’observation clinique.
Un exemple marquant est celui de projets pilotes où les capteurs détectent des changements subtils une à deux semaines avant la rechute : diminution progressive de la mobilité GPS, irrégularités dans le sommeil et altération de l’intonation vocale. Ces micro-variations, imperceptibles pour le patient et souvent ignorées lors des consultations, peuvent alerter les équipes soignantes et déclencher une intervention préventive.
Toutefois, la question n’est pas seulement celle de la performance brute, mais de la signification clinique. Un modèle peut prédire avec 80 % de précision une rechute, mais comment traduire ce signal en action thérapeutique concrète ? Faut-il augmenter la dose d’antipsychotique dès le premier signal, convoquer le patient en consultation, ou simplement renforcer le suivi ? La réponse reste floue, car les protocoles standardisés d’intervention basés sur le phénotypage numérique n’existent pas encore.
Un autre défi majeur est celui du dérive des données (data drift). Un modèle entraîné sur une cohorte spécifique, par exemple des patients jeunes, équipés de smartphones récents et vivant en zone urbaine, perd de sa précision lorsqu’il est appliqué à d’autres contextes (patients âgés, zones rurales, habitudes culturelles différentes). Cette variabilité remet en question la généralisabilité des résultats et souligne la nécessité de calibrer régulièrement les modèles.
L’interprétabilité des algorithmes est également un point de tension. Les cliniciens restent méfiants face à des « boîtes noires » produisant des alertes sans explication claire. Plusieurs équipes de recherche explorent des modèles plus transparents, capables de montrer quels paramètres (sommeil, activité, langage) ont contribué à l’alerte. Cela pourrait faciliter l’acceptation clinique et l’intégration dans les pratiques courantes. La comparaison avec les méthodes traditionnelles est instructive. Les questionnaires cliniques (comme la PANSS ou la CGI) sont précis mais ponctuels. Les entretiens médicaux apportent une dimension qualitative irremplaçable, mais ils restent dépendants de la disponibilité des soignants et de la franchise du patient. Les modèles numériques, en revanche, offrent une granularité temporelle inédite : ils suivent l’évolution heure par heure, jour après jour, et détectent les signaux faibles avant qu’ils ne deviennent évidents.
Mais cette granularité a un coût : elle génère un volume colossal de données, souvent bruitées. Le risque est de produire trop de « faux positifs », c’est-à-dire d’alerter à tort, entraînant une surcharge pour les cliniciens et une anxiété inutile pour les patients. Trouver le bon équilibre entre sensibilité (ne pas rater une rechute) et spécificité (ne pas multiplier les fausses alertes) demeure un défi central.
En résumé, les modèles actuels montrent une précision encourageante et ouvrent des perspectives inédites pour la psychiatrie proactive. Mais leur validité externe, leur interprétabilité et leur intégration dans la prise de décision clinique restent encore largement à construire. Pour passer du laboratoire à la pratique quotidienne, il faudra standardiser les protocoles, diversifier les cohortes et définir des réponses cliniques adaptées aux signaux numériques.
Confidentialité, consentement et confiance des patients
Le développement du phénotypage numérique dans la schizophrénie s’accompagne inévitablement de défis éthiques majeurs. La collecte de données à travers smartphones et objets connectés implique une intrusion dans la vie intime des patients : déplacements, habitudes de sommeil, fréquence cardiaque, interactions sociales et même caractéristiques de la voix. Ces informations, d’une sensibilité extrême, soulèvent des inquiétudes légitimes, en particulier pour une population déjà confrontée à la stigmatisation et à une vulnérabilité sociale accrue.
La première dimension critique concerne le stockage et la gestion des données. Les informations peuvent transiter entre l’appareil du patient, les serveurs d’applications, les prestataires de cloud et enfin les bases hospitalières. Chaque étape augmente le risque de fuite ou d’utilisation abusive. Les cadres réglementaires tentent d’apporter des garde-fous : en Europe, le RGPD impose transparence, consentement explicite et droit à l’effacement, tandis qu’aux États-Unis la loi HIPAA fixe des standards stricts pour les données de santé. Pourtant, l’application concrète de ces règles reste inégale, notamment lorsque les solutions technologiques sont développées par des start-up dont les pratiques de sécurité ne sont pas toujours à la hauteur.
Le consentement éclairé représente un second pilier. Il ne suffit pas d’obtenir une signature : les patients doivent comprendre de façon accessible la nature des données collectées, leur mode d’analyse et leurs finalités. Or, la complexité des algorithmes rend souvent cette transparence difficile. Pour être véritablement éthique, le consentement doit être compréhensible, renouvelable à intervalles réguliers et révocable sans contrainte. La relation de confiance entre patients et soignants est également en jeu. Lorsque les dispositifs numériques sont vécus comme une surveillance imposée, ils peuvent renforcer la méfiance et nuire à l’alliance thérapeutique. À l’inverse, lorsqu’ils sont présentés comme un outil au service du patient, permettant d’anticiper les rechutes et de mieux gérer la maladie, ils favorisent l’adhésion et deviennent un support pédagogique. L’enjeu est donc de positionner ces technologies comme des auxiliaires d’autonomie plutôt que comme des instruments de contrôle.
L’éthique du phénotypage numérique ne se limite pas au cadre médical. Les risques de stigmatisation et de détournement des données demeurent bien réels. Sans régulation stricte, des informations relatives au comportement ou à la stabilité psychique pourraient intéresser des assureurs, des employeurs ou même des institutions judiciaires. La psychiatrie numérique ne peut se développer qu’à la condition de garantir un cloisonnement absolu des usages.
Un autre défi est celui de l’inégalité d’accès. Tous les patients ne disposent pas d’un smartphone récent ni d’une connexion Internet fiable. Certains vivent dans des situations précaires où l’entretien quotidien d’un objet connecté (recharge, synchronisation) est déjà un obstacle. Il existe ainsi un risque de fracture numérique, qui réserverait les bénéfices de ces innovations aux patients les plus insérés, au détriment des plus vulnérables.
Enfin, les études soulignent une acceptabilité variable. Les jeunes générations, habituées à partager une partie de leurs données en ligne, sont généralement plus favorables à ce suivi. Les patients plus âgés ou ayant connu des expériences de contrainte psychiatrique manifestent davantage de réserves, perçoivent ces technologies comme intrusives et redoutent une surveillance permanente.
L’avenir du phénotypage numérique dépendra donc de la capacité des acteurs à instaurer des garanties solides en matière de sécurité, de consentement et de transparence, tout en réduisant les inégalités d’accès. La confiance des patients, pierre angulaire de la relation thérapeutique, sera la condition première de l’intégration durable de ces outils dans la pratique clinique.
Conclusion : notre évaluation
Le phénotypage numérique représente une transformation profonde de la psychiatrie telle qu’elle est pratiquée depuis des décennies. Pour la schizophrénie, maladie chronique marquée par des phases de stabilité et de rechute, la capacité de détecter précocement des signaux d’instabilité constitue une avancée majeure. Les travaux publiés en 2025 dans JMIR Mental Health et dans d’autres revues montrent que l’analyse combinée de données issues de smartphones et d’objets connectés peut prédire, avec une précision notable, la survenue d’un épisode psychotique plusieurs jours, voire semaines, avant qu’il ne soit évident pour le patient ou son entourage. Cette perspective ouvre la voie à une psychiatrie proactive. En alertant les soignants à temps, ces outils pourraient permettre d’adapter un traitement, de renforcer le suivi ou de proposer un accompagnement psychothérapeutique avant la crise. Les bénéfices potentiels sont considérables : réduction des hospitalisations, diminution de la souffrance des patients et de leurs familles, meilleure insertion sociale et optimisation de l’utilisation des ressources de santé.
Cependant, l’enthousiasme doit être tempéré par une analyse critique. Les modèles actuels restent fragiles : leur précision varie selon les cohortes, et ils souffrent du phénomène de dérive des données lorsqu’ils sont appliqués à des contextes différents. Les études de longue durée et en conditions réelles demeurent limitées, ce qui rend encore incertain le passage à une utilisation systématique en clinique.
Les questions éthiques et sociétales sont tout aussi cruciales. Le stockage et l’usage de données sensibles exigent un cadre juridique robuste et une gouvernance transparente. Sans garanties fortes, le risque est de fragiliser la relation de confiance entre soignants et patients, voire d’exclure les plus vulnérables, privés d’accès aux technologies numériques.
En somme, le phénotypage numérique apparaît comme un outil prometteur, particulièrement pertinent pour le triage et les systèmes d’alerte précoce. Mais il ne constitue pas encore un standard clinique. Pour franchir ce cap, il faudra renforcer la méthodologie des études, garantir la protection des données et co-construire les dispositifs avec les patients eux-mêmes. La promesse est réelle, mais son succès dépendra moins de la technologie que de l’acceptabilité sociale et clinique qu’elle saura inspirer.
Références
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