Dysfonction sexuelle induite par les antidépresseurs : comment traiter sans compromettre la thérapie

Introduction

La sexualité reste l’un des angles morts de la psychiatrie clinique. De nombreux patients sous antidépresseurs rapportent une perte de désir, des troubles de l’érection, un retard ou une absence d’orgasme. Ces effets secondaires, fréquents notamment avec les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), peuvent être vécus comme plus invalidants que les symptômes dépressifs eux-mêmes. Trop souvent, la gêne empêche d’en parler, conduisant à une observance réduite, voire à l’arrêt brutal du traitement.

Ce qui rend notre sujet unique est l’approche pratique et intégrée : plutôt que de se limiter à reconnaître un effet indésirable, nous proposons un véritable algorithme de prise en charge, combinant psychiatrie, sexologie et urologie/gynécologie. Cela inclut :

  • le diagnostic différentiel entre effet secondaire et dysfonction préexistante,
  • le choix raisonné de l’antidépresseur,
  • les stratégies de substitution ou d’augmentation pharmacologique,
  • et enfin, l’intégration de techniques comportementales ou de thérapies de couple.

Pour en discuter, nous avons rencontré deux experts : le Dr. Andreï Galitsyne, psychiatre spécialisé en sexologie, et le Dr. Sergueï Kibets, urologue-sexologue travaillant en collaboration avec des services de psychiatrie. Ensemble, ils partagent leur expérience clinique et leurs conseils pour préserver à la fois l’efficacité thérapeutique et l’épanouissement sexuel des patients.

Diagnostiquer : effet iatrogène ou dysfonction primaire ?

Lorsque vous rencontrez un patient présentant une plainte sexuelle au cours d’un traitement antidépresseur, comment établissez-vous la distinction entre un effet indésirable induit par les ISRS et une dysfonction sexuelle primaire ou d’origine psychogène ?

Dr. Andreï Galitsyne : La première étape est une anamnèse minutieuse. Beaucoup de patients présentent déjà des difficultés sexuelles avant même de commencer un traitement antidépresseur. La dépression elle-même peut provoquer baisse du désir, troubles érectiles ou anorgasmie. Il est donc fondamental de déterminer la chronologie : les symptômes sont-ils apparus après l’initiation du médicament, ou existaient-ils auparavant ? Nous utilisons des outils validés, comme l’ASEX (Arizona Sexual Experience Scale), pour objectiver les dimensions du désir, de l’excitation, de l’orgasme et de la satisfaction. Ces questionnaires aident à quantifier l’intensité et à suivre l’évolution. Mais surtout, nous posons des questions très concrètes : « Depuis quand avez-vous remarqué ce changement ? », « Était-ce déjà présent avant la dépression ? », « Y a-t-il une fluctuation selon le contexte émotionnel ou relationnel ? ».

Sur le plan différentiel, un effet secondaire médicamenteux est souvent constant et mécanique : par exemple, un retard orgasmique systématique ou une absence d’éjaculation depuis le début du traitement. À l’inverse, une dysfonction primaire ou psychogène est plus variable, parfois améliorée dans certains contextes, aggravée par le stress ou l’anxiété de performance.

L’examen médical est également utile : évaluer les comorbidités somatiques (diabète, troubles hormonaux, maladies cardiovasculaires) et les habitudes de vie (alcool, tabac, drogues) qui peuvent interférer. Chez les femmes, il faut explorer les dimensions gynécologiques (sécheresse vaginale, douleurs). Chez les hommes, un bilan andrologique peut compléter. En pratique, je dirais que la temporalité et la reproductibilité sont les deux clés du diagnostic différentiel. Si la dysfonction apparaît de manière nette après l’introduction de l’ISRS, persiste sans fluctuation et correspond aux profils connus d’effets secondaires, il s’agit très probablement d’un effet iatrogène.

Switch ou add‑on : comment décider ?

Quand un patient souffre de dysfonction sexuelle liée à un antidépresseur, privilégiez-vous plutôt un changement de molécule (switch, par exemple vers le bupropion ou la vortioxétine) ou une stratégie d’augmentation (add-on), et comment décidez-vous entre les deux options ?

Dr. Sergueï Kibets : La décision dépend de plusieurs facteurs : la sévérité de la dysfonction, la stabilité de l’état psychiatrique, l’historique des traitements, mais aussi les préférences du patient.

Le switch est souvent recommandé lorsque la dysfonction est très invalidante et directement liée à un ISRS. Le bupropion est l’alternative la plus documentée : il agit sur la dopamine et la noradrénaline, sans bloquer la sérotonine, et améliore souvent la libido et l’orgasme. La vortioxétine est également intéressante, car son profil pharmacologique plus complexe semble moins délétère pour la sexualité.

Cependant, changer de molécule comporte un risque : si le patient est bien stabilisé sur le plan thymique, le switch peut entraîner une rechute. Dans ce cas, nous envisageons plutôt une augmentation. L’add-on le plus étudié reste l’ajout de bupropion à faible dose en complément d’un ISRS. Des études montrent une amélioration notable de la fonction sexuelle sans perte d’efficacité antidépressive.

D’autres stratégies incluent l’aripiprazole (antipsychotique partiel dopaminergique) en faible dose, qui peut également compenser les effets inhibiteurs des ISRS.

Le choix final doit être partagé avec le patient. Je présente toujours les avantages et les risques : changer de molécule peut résoudre le problème sexuel mais fragiliser l’équilibre psychiatrique ; l’augmentation est souvent plus sûre, mais nécessite une polypharmacie.

Dans la pratique, j’opte pour un switch si le patient est encore en phase d’optimisation ou si les bénéfices antidépressifs de l’ISRS sont limités. J’opte pour une augmentation si l’ISRS contrôle très bien la dépression et que le patient craint un changement trop radical. La règle d’or est d’individualiser et de réévaluer rapidement après toute modification.

« Drug holidays » : fausse bonne idée ?

On parle parfois de « drug holidays », c’est‑à‑dire de pauses brèves dans la prise d’antidépresseurs pour restaurer la fonction sexuelle. Est‑ce une pratique valable ou dangereuse, et pourquoi ce sujet reste‑t‑il controversé ?

Dr. Andreï Galitsyne : Le concept de « drug holiday » vient surtout de la pratique avec les ISRS à demi‑vie courte, comme la paroxétine ou la sertraline. L’idée est d’interrompre la prise du médicament pendant un ou deux jours (souvent autour d’un rapport sexuel prévu) afin de réduire l’inhibition sexuelle. En théorie, cela paraît séduisant : on garde le traitement de fond mais on module son effet secondaire au moment opportun. En pratique, cette approche est très controversée et rarement recommandée. D’abord, parce que la dépression est une pathologie chronique qui exige une régularité stricte. Interrompre le traitement, même brièvement, peut induire des fluctuations de l’humeur, des symptômes de sevrage ou une perte de stabilité. Certains patients, fragiles, risquent de rechuter rapidement.

Ensuite, les preuves scientifiques sont limitées. Quelques petites études suggèrent un bénéfice partiel, mais d’autres ne montrent aucune amélioration significative. Les résultats dépendent fortement de la demi‑vie du médicament : pour la fluoxétine, très longue, un « drug holiday » est inutile ; pour la paroxétine, plus courte, l’effet est plus perceptible, mais aussi plus risqué. Sur le plan psychologique, cette approche envoie un message ambivalent : « votre sexualité mérite que l’on mette en pause votre traitement », ce qui peut accroître l’anxiété de performance. De plus, cela risque de renforcer une vision mécanique et programmée de la sexualité, contraire à l’épanouissement spontané.

Pour toutes ces raisons, je n’utilise jamais les « drug holidays » comme stratégie de première intention. Je préfère discuter de switch, d’add‑on, ou de l’introduction de traitements ciblés (inhibiteurs de PDE5, par exemple). Si un patient insiste, j’explique clairement les risques et je n’accepte qu’avec une surveillance très rapprochée.

PDE5, buspirone et techniques de couple

Quelle est la place des inhibiteurs de la PDE5, du buspirone et des techniques comportementales de couple dans la prise en charge des dysfonctions sexuelles liées aux antidépresseurs ?

Dr. Sergueï Kibets : Nous disposons aujourd’hui d’un arsenal thérapeutique varié, qui va au‑delà du simple ajustement des antidépresseurs. Les inhibiteurs de la PDE5 (comme le sildénafil ou le tadalafil) sont très efficaces chez les hommes souffrant de troubles érectiles induits par ISRS. Plusieurs essais randomisés ont montré une amélioration significative de l’érection et de la satisfaction sexuelle. Ils ne résolvent pas les troubles du désir ou de l’orgasme, mais ils apportent un gain fonctionnel immédiat, ce qui est souvent très apprécié.

Le buspirone, agoniste partiel des récepteurs 5‑HT1A, est un add‑on intéressant. À faibles doses, il peut atténuer l’anorgasmie et améliorer l’excitation, notamment chez les femmes. L’effet n’est pas universel, mais il représente une option sûre, bien tolérée, et utile lorsque les alternatives classiques échouent.

Quant aux techniques comportementales, elles sont essentielles. La thérapie de couple centrée sur la sexualité aide à réduire la pression de performance et à redéfinir la sexualité au‑delà de l’orgasme. On propose des exercices de focalisation sensorielle (type Masters & Johnson), des scénarios gradués où le plaisir est exploré sans objectif de performance. Cela permet de restaurer l’intimité et de contourner partiellement les effets secondaires. Il ne faut pas oublier la dimension éducative : informer que les effets secondaires sont fréquents, qu’ils ne signifient pas un manque d’amour ou de désir, mais une conséquence biologique. Cette déculpabilisation réduit le stress et améliore le vécu sexuel.

En résumé, les PDE5‑I sont une solution pharmacologique ciblée, le buspirone une option modulatrice, et les techniques comportementales un complément indispensable. L’efficacité maximale est atteinte lorsqu’on combine pharmacologie et approche relationnelle.

Parler sexualité pour éviter l’arrêt du traitement

Comment aborder la question de la sexualité avec les patients sans susciter de gêne ou de refus, et éviter ainsi l’arrêt prématuré de la thérapie antidépresseur ?

Dr. Andreï Galitsyne : C’est probablement le point le plus délicat, car la sexualité reste taboue dans beaucoup de contextes médicaux. Pourtant, ne pas en parler revient à laisser le patient seul avec ses difficultés, avec un risque élevé d’arrêt de traitement.

La première règle est de normaliser la question. Dès l’initiation d’un ISRS, j’annonce : « Ce médicament est efficace, mais il peut parfois affecter la sexualité. Si cela arrive, dites‑le‑moi, nous avons des solutions. » Cette anticipation dédramatise et ouvre la porte au dialogue. La deuxième règle est d’utiliser un langage clair mais respectueux. On évite le jargon médical trop froid, mais aussi les formulations embarrassantes. On pose des questions neutres : « Avez‑vous remarqué des changements dans votre désir ou votre capacité à atteindre l’orgasme ? » plutôt que « Vous avez encore des rapports normaux ? ». Il est également important de créer un climat de confiance. Certains patients n’osent pas parler en présence de leur conjoint, d’autres préfèrent aborder le sujet seuls. Il faut respecter ces préférences et garantir la confidentialité.

Enfin, l’attitude du clinicien est déterminante. Si le médecin paraît gêné, le patient le sera encore plus. Une approche professionnelle, empathique, et centrée sur le fait que la sexualité est une dimension normale de la santé, change tout.

Discuter de sexualité n’est pas seulement prévenir l’abandon du traitement : c’est aussi reconnaître le patient dans sa globalité. Une prise en charge psychiatrique qui ignore la sexualité est incomplète.

Adapter selon le sexe et l’anxiété comorbide

Les approches diffèrent‑elles selon le sexe du patient, ou en cas de comorbidité anxieuse, et comment adaptez‑vous vos stratégies dans ces contextes particuliers ?

Dr. Sergueï Kibets : Oui, l’approche doit absolument être individualisée. Chez les hommes, les plaintes concernent souvent l’érection et l’éjaculation retardée. Les inhibiteurs de PDE5 sont donc une première réponse pharmacologique. Mais il ne faut pas négliger le rôle de la baisse du désir, moins visible mais tout aussi problématique. Le bupropion est ici très utile, car il agit sur la dopamine.

Chez les femmes, les effets secondaires se traduisent davantage par une baisse du désir et des difficultés orgasmiques. L’utilisation du buspirone ou de la vortioxétine, ainsi que des interventions gynécologiques locales (lubrifiants, œstrogènes topiques en cas de sécheresse), est souvent nécessaire. Les thérapies de couple et les exercices comportementaux prennent ici une place centrale.

En cas de comorbidité anxieuse, la situation se complique. L’anxiété de performance, la peur de l’échec ou les attaques de panique peuvent amplifier la dysfonction sexuelle. Dans ce cas, les thérapies cognitivo‑comportementales sont très efficaces, combinées parfois à un traitement médicamenteux anxiolytique léger. Il est également essentiel de prendre en compte l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Les représentations de la sexualité diffèrent, et l’accompagnement doit être inclusif et respectueux.

Il n’existe pas de solution universelle. Le sexe biologique, le contexte relationnel et la présence d’anxiété orientent nos choix thérapeutiques. Ce qui ne change pas, c’est la nécessité d’écouter activement et d’adapter l’approche à chaque patient.

Conclusion

La dysfonction sexuelle induite par les antidépresseurs est un problème fréquent mais trop souvent négligé. Comme l’ont montré nos experts, il existe aujourd’hui des solutions concrètes : diagnostic différentiel rigoureux, stratégies de switch ou d’augmentation, recours à des traitements ciblés comme les inhibiteurs de PDE5 ou le buspirone, et intégration de techniques comportementales et de thérapies de couple. L’enjeu principal est d’oser aborder le sujet avec le patient, pour éviter que la gêne ne conduise à l’arrêt prématuré de la thérapie. En 2025, l’objectif n’est plus de choisir entre santé mentale et vie sexuelle, mais de permettre aux patients de préserver les deux.