Introduction
La dépression résistante au traitement (TRD, treatment-resistant depression) demeure l’un des défis majeurs de la psychiatrie moderne. On estime qu’environ un tiers des patients dépressifs n’obtiennent pas de rémission malgré plusieurs essais d’antidépresseurs classiques. Face à ce constat, l’arrivée de l’eskétamine sous forme de spray nasal, approuvée en 2019, a été accueillie comme une innovation majeure : son action rapide, en quelques heures ou jours, contrastait fortement avec la latence habituelle des antidépresseurs traditionnels.
Mais un problème essentiel persistait : si l’efficacité à court terme a été démontrée dans de multiples essais, qu’en est-il du long terme ? Peut-on maintenir l’effet de l’eskétamine sans accroître les risques pour la santé, ni favoriser un phénomène d’abus lié à sa proximité chimique avec la kétamine utilisée en contexte récréatif ?
Une étude publiée en 2025 dans l’International Journal of Neuropsychopharmacology (IJNP), complétée par une analyse de sécurité en conditions réelles dans l’American Journal of Psychiatry (AJP), s’est penchée sur ces questions. Ces travaux examinent la sécurité et l’efficacité prolongées de l’eskétamine, avec un focus particulier sur la prévention des rechutes, la tolérance aux effets indésirables et la gestion du risque d’usage détourné.
L’intérêt est considérable : l’eskétamine est de plus en plus prescrite dans les centres spécialisés et certains craignent une « banalisation » de son usage. Disposer de données solides sur la sécurité à long terme devient donc crucial pour guider les cliniciens, rassurer les patients et informer les décideurs de santé publique.
Ce que montre la nouvelle étude
L’essai publié en 2025 dans l’International Journal of Neuropsychopharmacology avait pour objectif d’évaluer l’eskétamine non plus seulement sur quelques semaines, mais sur une période prolongée allant jusqu’à 18 mois. Les chercheurs ont recruté plusieurs centaines de patients souffrant de dépression résistante, déjà traités auparavant par au moins deux antidépresseurs sans succès. Après une phase initiale d’induction (2 administrations par semaine pendant un mois), les participants ont suivi un protocole de traitement de maintenance : une administration hebdomadaire, puis une réduction progressive de la fréquence (toutes les deux semaines, puis une fois par mois), selon la réponse clinique.
Les résultats sont encourageants. Une proportion significative des patients a maintenu une réponse clinique durable et un sous-groupe a atteint une rémission prolongée. Les taux de rechute étaient nettement plus faibles chez les patients poursuivant un schéma de maintenance par rapport à ceux qui interrompaient le traitement après l’induction. Cela confirme que l’eskétamine ne doit pas être envisagée uniquement comme un traitement « coup de fouet », mais comme une stratégie de fond, intégrée dans un suivi au long cours.
L’étude a également montré que la tolérance s’améliorait au fil du temps : si les effets dissociatifs et l’augmentation de la tension artérielle étaient fréquents au début, ils avaient tendance à diminuer en intensité et en fréquence après plusieurs mois. Ce point est crucial pour rassurer les patients inquiets des effets secondaires à répétition.
Enfin, il est intéressant de noter que les chercheurs ont insisté sur l’importance d’un cadre structuré. L’eskétamine a été administrée exclusivement dans des centres spécialisés, sous surveillance médicale stricte, avec mesure systématique de la tension artérielle et observation clinique post-administration. Ce protocole de sécurité est au cœur de la démarche : il permet de maximiser les bénéfices tout en minimisant les risques potentiels liés à l’usage détourné.
Fréquence des rechutes
L’un des enjeux majeurs dans le traitement de la dépression résistante est la prévention des rechutes. L’eskétamine, connue pour son action rapide, doit aussi démontrer qu’elle peut maintenir ses effets bénéfiques au-delà de quelques semaines. L’essai de l’IJNP a précisément étudié cette question sur une période allant jusqu’à 18 mois.
Les résultats indiquent que la poursuite d’un schéma de traitement de maintenance est essentielle. Chez les patients qui continuaient l’eskétamine selon un rythme espacé (hebdomadaire, puis toutes les deux ou quatre semaines), environ 60 % restaient en rémission au bout d’un an, et près de la moitié conservaient une amélioration notable après 18 mois. En revanche, dans le groupe qui arrêtait le traitement après l’induction, la proportion de patients en rémission chutait rapidement, tombant en dessous de 30 % au bout d’un an.
Ces chiffres mettent en évidence que l’eskétamine n’est pas un traitement ponctuel ou « coup de fouet » isolé, mais plutôt une thérapie nécessitant une stratégie d’entretien, comparable à ce que l’on pratique avec d’autres antidépresseurs.
L’analyse complémentaire de l’American Journal of Psychiatry, basée sur des registres en conditions réelles, nuance toutefois ce tableau : dans la pratique quotidienne, les taux de rechute sont légèrement plus élevés que dans les essais cliniques. Cela s’explique par des facteurs pratiques : certains patients ne peuvent pas se déplacer régulièrement en centre spécialisé, d’autres interrompent pour des raisons financières ou logistiques. Le respect du protocole s’avère donc déterminant dans l’efficacité à long terme.
Un autre aspect important est la manière dont les symptômes reviennent après l’arrêt. Plusieurs patients présentent un effet rebond, c’est-à-dire une réapparition rapide et parfois intense des symptômes dépressifs lorsque l’eskétamine est stoppée brutalement. Cela souligne la nécessité de prévoir des plans de sortie progressifs, où la fréquence des administrations est réduite lentement, en parallèle d’un renforcement des autres approches (psychothérapie, antidépresseurs classiques, interventions sociales).
En résumé, la prévention des rechutes grâce à l’eskétamine est possible et efficace, mais elle dépend fortement de la continuité du suivi, de l’adhésion des patients au protocole et de l’existence d’un encadrement structuré.
Profil de sécurité
Lorsqu’un traitement est proposé à long terme, la question de la sécurité devient aussi importante que celle de l’efficacité. L’eskétamine, en raison de son lien chimique avec la kétamine utilisée à des fins récréatives, suscitait des craintes initiales : risque de dépendance, effets neurotoxiques, altérations cognitives. Les données de l’essai publié dans l’IJNP ainsi que celles issues des registres analysés par l’AJP apportent des éléments rassurants, tout en mettant en lumière certains points de vigilance.
Les effets indésirables immédiats les plus fréquents restent la dissociation (sensation de déconnexion, modification de la perception), l’élévation de la tension artérielle et, plus rarement, des nausées ou vertiges. Dans l’étude, ces manifestations apparaissaient principalement dans les premières semaines et avaient tendance à diminuer en intensité avec la poursuite du traitement. Autrement dit, le corps et l’esprit semblent développer une certaine tolérance aux effets aigus.
Concernant la sécurité cardiovasculaire, un suivi systématique de la pression artérielle a montré que les hausses observées étaient transitoires et généralement bénignes, ne nécessitant qu’exceptionnellement une intervention médicale. Cela permet de conclure que, sous surveillance clinique adaptée, le risque reste contrôlable.
Un autre point sensible est celui de la fonction cognitive. Les chercheurs ont évalué la mémoire, l’attention et la vitesse de traitement. Contrairement aux inquiétudes, aucune dégradation durable n’a été constatée après un an et demi de traitement. Certains patients rapportaient même une amélioration subjective, probablement liée à la rémission dépressive elle-même.
En revanche, les études de vraie vie soulignent la nécessité de surveiller l’apparition de symptômes urinaires (connus chez les consommateurs chroniques de kétamine récréative) et de rester attentif aux effets sur le foie. Même si ces complications n’ont pas été observées de façon significative dans les cohortes étudiées, elles doivent faire partie de la surveillance clinique de routine.
En somme, le profil de sécurité de l’eskétamine à long terme est globalement favorable, à condition que le traitement reste encadré dans un cadre médical strict, avec une surveillance cardiovasculaire et un suivi clinique attentif.
Risques d’abus et contrôle
L’eskétamine est un dérivé de la kétamine, utilisée de longue date comme anesthésique mais aussi détournée dans des contextes festifs pour ses effets dissociatifs. Cette proximité chimique alimente depuis le début la crainte d’un risque d’abus. Toutefois, les données issues des essais cliniques et des registres en conditions réelles sont plutôt rassurantes.
Dans les cohortes étudiées, aucun signal fort de dépendance n’a été observé : les patients recevant l’eskétamine dans un cadre médical n’ont pas développé de comportements de recherche compulsive. Cela s’explique en grande partie par le mode d’administration : le traitement est exclusivement délivré dans des centres spécialisés, sous surveillance d’un professionnel de santé, avec un suivi post-administration obligatoire d’au moins deux heures. Ces conditions limitent fortement les risques de mésusage.
L’American Journal of Psychiatry rapporte néanmoins quelques cas isolés de patients ayant tenté d’obtenir des doses en dehors du circuit médical, souvent motivés par des antécédents de consommation de substances. Cela rappelle que la vigilance doit rester de mise, en particulier dans les populations vulnérables.
La clé d’un usage sûr réside donc dans le contrôle strict de l’accès : prescription uniquement par des centres agréés, interdiction de dispensation à domicile et évaluation régulière des antécédents addictifs des patients. Dans ce cadre, le risque d’abus semble minimal.
Modèle pratique de la thérapie de maintenance
L’efficacité de l’eskétamine ne repose pas uniquement sur sa phase d’induction rapide, mais surtout sur sa capacité à maintenir les résultats sur le long terme. Les études récentes proposent un modèle pratique de traitement de maintenance, qui s’adapte à l’évolution clinique du patient.
Le protocole type commence par une phase d’induction intensive (deux administrations par semaine pendant quatre semaines), suivie d’une phase de consolidation avec une administration hebdomadaire. Une fois la réponse clinique obtenue et stabilisée, la fréquence est progressivement réduite : toutes les deux semaines, puis parfois jusqu’à une fois par mois. Ce schéma n’est toutefois pas rigide : la décision dépend de la trajectoire individuelle du patient, de la tolérance et de la persistance de la rémission.
En pratique, les patients sont suivis dans des centres spécialisés, où l’administration se fait sous surveillance. Après chaque séance, un temps d’observation d’environ deux heures est obligatoire pour vérifier la tolérance cardiovasculaire et neuropsychique. Ce cadre, bien que contraignant, constitue une garantie de sécurité.
L’eskétamine est rarement utilisée seule. Dans la plupart des protocoles, elle est combinée à un antidépresseur oral (ISRS, IRSNa, etc.), afin de renforcer et prolonger l’effet. Les cliniciens insistent aussi sur l’importance d’un accompagnement psychothérapeutique, qui permet de consolider les bénéfices en travaillant sur les schémas cognitifs et comportementaux du patient.
Les études montrent que cette approche intégrée améliore non seulement la prévention des rechutes, mais aussi le fonctionnement global : retour au travail, reprise d’études, amélioration des relations sociales. Autrement dit, l’eskétamine ne doit pas être envisagée uniquement comme un outil pharmacologique, mais comme une composante d’une stratégie multimodale de réhabilitation.
En résumé, le modèle pratique de maintenance repose sur trois piliers : une administration espacée et ajustée, une surveillance médicale stricte et une intégration avec les autres approches thérapeutiques. C’est cette combinaison qui permet d’obtenir des résultats durables et acceptables pour les patients comme pour les cliniciens.
Limitations et questions en suspens
Malgré des résultats encourageants, plusieurs limites importantes doivent être soulignées. La première concerne la nature des études disponibles : la majorité des données proviennent d’essais sponsorisés par l’industrie pharmaceutique, ce qui peut introduire un biais. Les chercheurs indépendants appellent à la mise en place de cohorts observationnelles publiques, capables de confirmer ces résultats dans des contextes moins contrôlés.
Deuxième limite : la durée du suivi. Même si l’essai de l’IJNP s’étend sur 18 mois, il reste trop court pour juger de la sécurité et de l’efficacité au-delà de deux ans. Qu’advient-il des patients qui continuent l’eskétamine sur cinq ou dix ans ? La question des effets cumulatifs à très long terme, notamment cognitifs, métaboliques ou urinaires, reste ouverte.
Troisième enjeu : la sélection des patients. L’eskétamine est indiquée uniquement dans la dépression résistante, après échec d’au moins deux antidépresseurs. Mais dans la pratique, la tentation est grande d’élargir les indications, surtout face à la pression des patients et au marketing de l’industrie. Ce risque de « surprescription » pourrait exposer inutilement certains patients à un traitement coûteux et contraignant.
Sur le plan économique, la question de la viabilité est centrale. Le coût élevé de l’eskétamine, combiné à la nécessité de séances en centre spécialisé avec surveillance, représente une charge importante pour les systèmes de santé. Peu d’analyses coût-bénéfice indépendantes sont disponibles à ce jour. La généralisation de ce traitement nécessitera des études économiques solides pour définir quelles populations en bénéficient réellement.
Enfin, le cadre organisationnel reste un défi : comment garantir l’accès équitable aux patients vivant loin des centres spécialisés ? Comment former suffisamment de professionnels pour assurer la surveillance ? Sans réponses à ces questions, l’eskétamine risque de rester un traitement d’élite, réservé à certains centres urbains.
En résumé, l’eskétamine ouvre des perspectives inédites pour la TRD, mais son intégration dans la pratique de routine exigera des preuves plus indépendantes, des stratégies économiques viables et une réflexion éthique sur les conditions d’accès.
Références
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